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Genre, intersectionnalité et sociétés caribéennes: La parole des femmes

Genre, intersectionnalité et sociétés caribéennes: La parole des femmes

Par Myriam Moïse 

Le « genre » (du terme anglais « gender ») est un concept sociologique qui définit les relations construites du point de vue social et culturel entre hommes et femmes. Le genre est en fait le sexe social, c’est-à-dire qu’il désigne les différences entre hommes et femmes qui ne relèvent pas de la biologie mais de la construction des rapports sociaux. C’est donc par le croisement des dimensions socioculturelles et politiques qu’il faut comprendre les enjeux sociétaux en lien avec l’égalité des sexes et les luttes contre les discriminations qui sous-tendent les études sur le genre dans la Caraïbe. L’étude des rapports de genre dans les sociétés caribéennes est un domaine novateur au croisement des disciplines, qu’il s’agisse de la sociologie,  de l’anthropologie, ou des études postcoloniales. En tant qu’enseignante-chercheure spécialiste des études culturelles et des études sur le genre, je m’intéresse tout particulièrement aux productions littéraires et artistiques des femmes afro-caribéennes et à leurs stratégies de résistance aux oppressions par l’art et l’écriture créative.

Mes travaux de recherche prennent leur ancrage dans les théories féministes noires qui cherchent à invalider toutes les représentations stéréotypées de la femme afro-descendante dans les Amériques. L’idéologie du « Black feminism » déstabilise la matrice de domination c’est-à-dire l’ensemble des pratiques sociales générées par des oppressions intersectionnelles. Notion inventée par la féministe américaine Kimberlé Crenshaw, l’intersectionnalité est centrale à la terminologie féministe noire: elle désigne la situation des personnes subissant simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans une société. Il est vrai que dans les sociétés occidentales (européennes et nord-américaines), le moi se construit par rapport à un modèle fixe prédéfini et en ce sens, sont labellisées comme “autres” toutes les personnes ne répondant pas aux critères de la catégorie ‘homme, blanc, de classe moyenne ou aisé, hétérosexuel, chrétien et en bonne santé’. Telle est la définition de la norme. De nombreux théoriciens et universitaires ont critiqué cette norme imposée par le discours dominant occidental et la pensée binaire opposant systématiquement homme et femme, blanc et noir, nature et culture, corps et esprit, sujet et objet. Tous ces schémas binaires ont donc contribué à renforcer l’oppression de tous ceux considérés comme “autres” et les théoriciennes du « Black Feminism » dénoncent le fait que les femmes noires aient à subir ce système d’oppressions intersectionnelles en lien avec le genre, la race et la classe sociale.

Souvent laissée en marge de l’Histoire, la femme afro-descendante a longtemps été dévalorisée, ignorée, et effacée des discours hégémoniques et patriarcaux. Selon la féministe afro-américaine Patricia Hill Collins, il est urgent de réfuter toutes les images péjoratives qui affectent la vie quotidienne des femmes noires dans les Amériques et sont vectrices de racisme, de sexisme, de pauvreté, et de toutes autres formes d’injustice sociale. Dans son texte fondateur pour les études postcoloniales «Les subalternes peuvent-elles parler?», la philosophe indienne Gayatri Spivak exprime quant à elle une critique virulente à l’égard des discours discriminants et des représentations limitantes pour les femmes non blanches dont les voix sont occultées.

Dans la Caraïbe anglophone, les femmes ont longtemps été exclues des discours dominants et ont eu du mal à imposer leurs voix et à développer leur « agentivité » (du terme anglais « agency »), c’est-à-dire leur capacité à agir et à renverser les rapports de pouvoir. Les écrivains caribéens eux-mêmes, par exemple le Jamaïcain Claude McKay et le Trinidadien Alfred Mendes dans leurs romans respectifs Banana Bottom (1933) et Black Fauns (1935) ont contribué à cette absence d’agentivité car ils ont souvent disqualifié ou déprécié les voix de leurs homologues féminines en les décrivant comme de simples bavardages ou commérages. À partir de la fin des années 80, les questions de voix et d’absence de voix sont devenues essentielles pour permettre l’émergence des productions intellectuelles des femmes de la Caraïbe. En 1990, Carole Boyce-Davies et Elaine Savory proposent une définition double de l’absence de voix qui fait encore sens dans certains contextes: d’une part, l’absence de voix comme « l’absence historique du texte de la femme écrivain: l’absence d’une position spécifiquement féminine sur des questions telles que l’esclavage, le colonialisme, la décolonisation, les droits des femmes et sur des questions sociales et culturelles plus directes », et d’autre part, l’absence de voix comme « le silence: l’incapacité à exprimer une position ainsi que la construction textuelle de la femme comme silencieuse ». (Out of the Kumbla: Caribbean Women and Literature, 1990: 21). L’absence de points de vue féminins n’est clairement plus d’actualité en ce qui concerne les productions littéraires plus récentes dans la Caraïbe anglophone qui regorge d’écrivaines contemporaines talentueuses et reconnues chez elles et dans la diaspora: Jamaica Kincaid, Merle Hodge, Olive Senior, Dionne Brand, Opal Palmer Adisa, Paule Marshall, Lorna Goodison, Nalo Hopkinson, Makeda Silvera, parmi tant d’autres. S’agissant du pouvoir politique, nombreuses sont les femmes caribéennes anglophones qui ont marqué et continuent à marquer la région par leur agentivité et leur leadership politique, de la Dame de fer caribéenne Mary Eugenia Charles, Premier Ministre de la Dominique de 1980 à 1995 à l’Honorable Mia Amor Mottley, Premier Ministre de la Barbade depuis 2018.

Mia Motley

Mia Mottley, Premier Ministre de la Barbade (licence Creative Commons)

Les femmes de la Caraïbe française ont en revanche une histoire différente et il semble qu’elles aspirent encore à se positionner et à affirmer leurs voix, en particulier dans les cercles intellectuels et politiques. Dans le contexte martiniquais, dominés par les hommes, les cercles intellectuels ont vu l’émergence d’écrivains et théoriciens majeurs dans le champ des études noires (Aimé Césaire, Frantz Fanon, Édouard Glissant, et les trois auteurs de l’Éloge de la créolité Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant). Les textes produits par les femmes ont été vraisemblablement éclipsés ou sous-estimés par ces penseurs et écrivains majeurs qui ont eu en effet tendance à affirmer leur identité nègre ou leur créolité au détriment des voix de leurs compatriotes féminines et de la question du genre. Contrairement à leurs homologues caribéennes anglophones et afro-américaines, les Caribéennes Françaises semblent également avoir développé une forme de complicité et de solidarité relativement ambigües avec ‘leurs’ hommes, ce qui semble les avoir empêchées de faire entendre leurs voix publiquement et pleinement. Les Afro-Martiniquaises en particulier ont vu leur espace d’expression s’amoindrir car délimité par leurs confrères et contraint par les dictats du mythe de la femme « poto-mitan ».  Le « poto-mitan » qui désigne également la colonne cylindrique érigée au centre du temple Vodou haïtien est devenu un symbole de la force de la femme noire dans les sociétés caribéennes francophones, y compris en Haïti. Les femmes ont donc vite ressenti la nécessité de s’approprier cette identité de femme « poto-mitan » au détriment de l’affirmation de leur moi profond. Les femmes « poto-mitan » sont décrites comme résilientes et pleinement responsables de leur foyer avec ou sans figure masculine ou paternelle; ces constructions mythiques et culturelles ont constitué progressivement des fardeaux pour les Martiniquaises qui, historiquement, ont travaillé dur, mais souvent dans l’ombre des (de leurs) hommes. Leurs voix étaient donc rarement entendues à l’extérieur de la sphère domestique et privée.

Les intellectuelles et écrivaines martiniquaises ne sont pourtant pas restées dans le silence, elles ont élaboré et ont émis des points de vue majeurs sur les complexités de la construction identitaire afro-martiniquaise (Suzanne Lacascade, Suzanne Césaire, Jane Nardal, Paulette Nardal), mais leurs voix n’ont pas été valorisées au même titre que celles de leurs homologues masculins. En Guadeloupe, les femmes intellectuelles et écrivaines semblent avoir réussi à affirmer leurs voix dans une plus grande mesure dans les sphères littéraires et politiques (Gerty Archimède, Dany Bébel-Gisler, Lucette Michaux-Chevry, Maryse Condé, Simone Schwarz-Bart). L’essai de Maryse Condé qui a inspiré le titre de cet article, La parole des femmes publié en 1979, démontre bien l’urgence de l’époque s’agissant de faire entendre et réévaluer les voix de femmes dans la Caraïbe française. Des années 1980 à nos jours, les écrivaines martiniquaises et guadeloupéennes n’ont cessé d’explorer les angles de réflexion qui leur permettraient de dépasser la focalisation raciale de la Négritude pour affirmer leurs identités noires féminines dans le contexte spécifique des sociétés caribéennes françaises. Gisèle Pineau, Fabienne Kanor, Suzanne Dracius-Pinalie et Mérine Céco dépeignent toutes des figures féminines noires résilientes qui cherchent à faire entendre leurs voix au-delà des schémas normatifs et patriarcaux.

Symposium « One Caribbean Solutions », University of the West Indies, 14 juin 2019. Myriam Moïse accompagnée de chercheures et dirigeantes d’universités caribéennes. 

En tant que jeune chercheure en études sur le genre, je souhaite créer une véritable synergie entre les voix de femmes de la Caraïbe au-delà des différences culturelles et linguistiques. En ma qualité de secrétaire-générale de l’organisation Universities Caribbean, j’invite les universités de la région à s’unir afin de sensibiliser leurs étudiants aux grands défis en lien avec la parité et l’égalité hommes-femmes dans les sociétés caribéennes. Il est fondamental d’amener les étudiants de la région à comprendre les enjeux de l’éducation à l’égalité et l’impact particulier des crises environnementales, sanitaires, et socioéconomiques sur les femmes de la région. L’Université des West Indies est pionnière en termes de recherches en études sur le genre en contexte caribéen puisque les instituts d’études de genre et développement (IGDS) de UWI existent depuis plus de 40 ans. Il conviendrait véritablement de mettre en place une équipe de travail pluridisciplinaire et plurilingue sur la question du genre dans la Caraïbe et d’envisager la création d’un véritable réseau transcaribéen de recherches sur le genre et l’égalité hommes-femmes comme thématique prioritaire de notre région.

A propos de Myriam Moïse

Myriam MOÏSE est Maître de Conférences à l’Université des Antilles en Martinique et Secrétaire Générale de Universities Caribbean, l’organisation des universités et instituts de recherche de la Caraïbe. Myriam MOÏSE a obtenu un Doctorat en Études anglophones à l’Université Paris Sorbonne Nouvelle et un PhD Literatures in English à l’Université des West Indies. Ses domaines de recherche concernent les études sur le genre, les études culturelles et l’analyse du discours, plus particulièrement les productions littéraires et artistiques des femmes afro-caribéennes. Ses recherches ont été financées par plusieurs fellowships en Europe et aux USA: New York University en 2009, Brown University en 2012, University College London en 2018, et plus récemment sa bourse d’excellence Fulbright à Emory University en 2020. Parmi ses publications les plus récentes, l’ouvrage collectif Transgression des frontières et Reconfiguration des espaces caribéens, coordonné avec Fred Réno et paru en 2020 chez Palgrave MacMillan.

Myriam MOÏSE est très impliquée dans la mise en place de projets de recherche et d’éducation dans la région Caraïbe/Amériques dont le programme « Recherche et Innovation » de l’Union Européenne Horizon 2020 “Connected Worlds: The Caribbean, Origin of Modern World” (www.conneccaribbean.com). Depuis 2018, elle est membre élue du comité exécutif de la Caribbean Studies Association (CSA) et elle intervient régulièrement en tant que conseillère pour le Français auprès du Caribbean Examination Council (CXC) à Barbade.